La joute verbale portée par les stichomythies : RACINE, Britannicus, 1669, Acte III, Scène 8 - Texte

Modifié par Delphinelivet

À Rome, au Ier siècle, le jeune Britannicus aurait dû devenir empereur suite au décès de son père. Or, suite à diverses machinations, c’est Néron, le demi-frère par alliance de Britannicus, qui est monté sur le trône. Néron, tyrannique, enlève la jeune Junie, qui éprouve un amour réciproque pour Britannicus. D’abord motivé par des raisons politiques, cet enlèvement engendre une conséquence inattendue pour Néron : il s’éprend de la jeune fille et découvre en lui la violence de la passion. Junie reste insensible aux avances et aux menaces de Néron. Les deux amants parviennent à se ménager un entretien secret où ils se réitèrent leurs sentiments amoureux mais ils sont surpris par l’arrivée de Néron qui a tout entendu. Défense avait pourtant été faite aux jeunes gens de se revoir...


Néron

Prince, continuez des transports si charmants.
Je conçois vos bontés par ses remerciements,
Madame, à vos genoux, je viens de le surprendre.
Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre,
Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
Pour lui faciliter de si doux entretiens...

Britannicus

Je puis mettre à ses pieds ma douleur, ou ma joie,
Partout où sa bonté consent que je la voie.
Et l'aspect de ces lieux où vous la retenez,
N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.

Néron

Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse
Qu'il faut qu'on me respecte, et que l'on m'obéisse ?

Britannicus

Ils ne nous ont pas vu l'un et l'autre élever,
Moi pour vous obéir, et vous pour me braver,
Et ne s'attendaient pas lorsqu'ils nous virent naître,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître.

Néron

Ainsi par le destin nos voeux sont traversés,
J'obéissais alors et vous obéissez.
Si vous n'avez appris à vous laisser conduire,
Vous êtes jeune encore et l'on peut vous instruire.

Britannicus

Et qui m'en instruira ?

Néron

                                        Tout l'empire à la fois,

Rome.

Britannicus

              Rome met-elle au nombre de vos droits
Tout ce qu'a de cruel l'injustice et la force,
Les emprisonnements, le rapt, et le divorce ?

Néron

Rome ne porte point ses regards curieux
Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux.
Imitez son respect.

Britannicus

On sait ce qu'elle en pense.

Néron

Elle se tait du moins, imitez son silence.

Britannicus

Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.

Néron

Néron de vos discours commence à se lasser.

Britannicus

Chacun devait bénir le bonheur de son règne.

Néron

Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne.

Britannicus

Je connais mal Junie, ou de tels sentiments
Ne mériteront pas ses applaudissements.

Néron

Du moins si je ne sais le secret de lui plaire,
Je sais l'art de punir un rival téméraire.

Britannicus

Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
Sa seule inimitié peut me faire trembler.

Néron

Souhaitez-la. C'est tout ce que je vous puis dire.

Britannicus

Le bonheur de lui plaire est le seul où j'aspire.

Néron

Elle vous l'a promis, vous lui plairez toujours.

Britannicus

Je ne sais pas du moins épier ses discours.
Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,
Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.

Néron

Je vous entends. Hé bien, gardes !

Jean RACINE, Britannicus, Acte III, scène 8, 1669

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